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23 Juillet 2020 COM QUE VOZ

Nous sommes en 1962. Amália Rodrigues a déjà conquis l'Olympia et Aznavour de qui elle chantera Ay mourir pour toi, lorsque son ami le poète et diplomate Luis de Macedo lui présente le jeune musicien Alain Oulman, fils d'un industriel français, né au Portugal, au sein d'une famille juive traditionnelle.

Alain Oulman était passionné par la littérature, par la musique et par la voix d'Amália qu'il rêvait, en secret, d'habiller des plus grands textes de la littérature portugaise. Sachant l'importance que peut revêtir une première rencontre, le jeune Oulman a tenu à ce qu'Amália l'entende jouer, au piano, une musique qu'il venait de composer sur Vagamundo, un texte de Luis de Macedo.

Cet événement marquera non seulement le début d'une collaboration et d'une amitié indestructible, comme il sera le tournant d'une page importante dans la carrière d'Amália et pour cette musique presque sacrée et intouchable depuis des générations, qu'on appelle le fado.

C'est grâce à Alain Oulman et la magie de la voix d'Amália que les plus beaux textes des grands poètes portugais sortiront des sarcophages poussiéreux et bien rangés des bibliothèques, jusqu'alors réservés aux érudits, gagneront des ailes et prendront son envol dans les salles du monde entier et jusqu'au cœur du peuple.

Amália va ainsi marquer un virage dans la musique portugaise et dans la manière de composer et de chanter le fado qui commence avec l'album connu aujourd'hui sous le nom de Busto, où, sur des musiques d'Alain Oulman, Amália chante des textes de David Mourão Ferreira (Maria Lisboa, Madrugada, Abandono et Aves Agoirentas), Luis de Macedo (Asas fechadas, Cais de outora et Vagamundo), Pedro Homem de Melo (Povo que lavas no rio) et un texte de sa propre plume (Estranha forma de vida).

La sortie de cet album, bien accueilli par le public, est cependant tissée de quelques polémiques.

D'une part, les musiciens trouvèrent que la musicalité d'Alain Oulman était trop sophistiquée et qu'elle cassait les accords traditionnels du fado, que les musiques étaient si complexes qu'ils les appelèrent ironiquement opéras.

Puis, pour certains intellectuels, le fait qu'on ose prendre des textes des poètes classiques considérés comme intouchables était chose inacceptable qui tenait du sacrilège.

Enfin, et ce n'est pas le moins important, la police d'état s'intéresse de très près aux paroles du fado Abandono, sorti de la plume de David-Mourão Ferreira, lequel faisait ouvertement allusion aux persécutions politiques de l'époque :

Parce que tes pensées étaient libres / On est allé t'emprisonner très loin / Si loin que ma plainte/ N'arrive pas a te toucher

...

Ai! De cette nuit le venin / Persiste en me envenimer / J'écoute seulement le silence / Qui a occupé ta place / Et au moins toi, tu écoutes le vent / Au moins toit, tu écoutes la mer.

Faut savoir qu'à Peniche il y avait une prison politique qui était située au bord de la mer. Les deux derniers vers sont donc lourds de sens.

Toujours est-il que cet album a été interdit. Alain Oulman, considéré comme un dangereux gauchiste, connaitra quelques déboires avec la police de Salazar du fait de ses engagements politiques jusqu'à son emprisonnement, en 1965.

C'est alors qu'Amália, sans rien entendre d'autre que la voix de l'amitié, met tout en œuvre pour sortir son ami de ce mauvais pas et, qu'après une intervention auprès de l'ambassadeur du Portugal à Paris, elle obtient la libération d'Alain Oulman, même si celle-ci était accompagnée d'un ordre d'expulsion du Portugal. Le musicien établira d'abord résidence à Paris et par la suite à Londres, avant que la diplomatie française persuade le Portugal de lui accorder son pardon.

Alain retrouvera ainsi, quelques années plus tard, le Portugal, et mettra en musique de nouveaux textes endormis dans les livres. C'est l'apparition d'un autre album majeur dans l'histoire de la musique portugaise, un album tout simplement baptisé du nom de Com que voz, le titre d'un poème de Luis de Camões.

Sur des musiques d'Alain Oulman défilent dans la voix d'Amália des textes de David-Mourão Ferreira (Madrugada de Alfama); d'Alexandre O'Neil (Gaivota); de José Carlos Ary dos Santos (Meu limão de amargura - Meu amor, meu amor); de Luis de Camões (Com que voz) et le magnifique Trova do vento que passa (qui avait été chanté par Adriano Correia de Oliveira) du poète alors exilé en Algérie, Manuel Alegre, et à qui Alain Oulman demande l'autorisation d'inclure le texte dans le répertoire d'Amália.

Désormais, le fado ne se chante et ne se chantera plus jamais comme avant. Alain Oulman et Amália ont réussi à sortir le fado du rang de chanson tristement populaire pour le propulser dans le firmament inébranlable de la musique de tout un peuple, avec ses lettres de noblesse.

Alain Oulman est disparu à Paris en 1990, à l'âge de 61 ans. Je sais que son âme veille toujours sur la fado, chaque fois que la poésie quitte l'inertie des étagères pour aller de rue en rue danser dans un regard ému, au fil des générations en rendant populaire un riche répertoire poétique et littéraire dans lequel la musique portugaise puise quelquefois ses textes.

Source/du bleu dans mes nuages

Sur le fil d'or de mes silences, je retrouve l'équilibre

Alain Oulman

Alain Oulman fut un compositeur au Portugal, puis un éditeur en France. Né le 15 juin 1928 à Cruz Quebrada - Dafundo près de Lisbonne dans une famille française juive, implantée au Portugal, il est décédé le 29 mars 1990 à Paris. Son père était industriel et sa mère était fille de l'éditeur Calmann-Lévy. Après avoir suivi des études d'ingénieur chimiste en Suisse, Alain Oulman retourne au Portugal et travaille dans l'entreprise familiale près de Lisbonne. Le soir, il a une deuxième vie très intense, comme homme de théâtre et comme musicien.

Jusqu'en 1966, Alain Oulman fut très impliqué dans la vie artistique de Lisbonne au Portugal. Sa contribution la plus remarquable fut d'avoir écrit la musique pour de nombreux fados chantés par la grande chanteuse Amália Rodrigues. Surtout, il encouragea Amalia à chanter les grands poètes portugais contemporains (David Mourão Ferreira, Alexandre O'Neill ou Manuel Alegre) et classiques (Luís de Camões). Ainsi, il favorisa une évolution de la composante intellectuelle du fado qui s'est poursuivie de nos jours. L'importance de cette contribution est attestée par l'exposition qui lui a été consacrée en 2009 par le Musée du Fado à Lisbonne.

Au service de l'édition française

Oulman, engagé politiquement à gauche sans être militant, fut poursuivi en 1966 par la PIDE, police politique portugaise du temps de Salazar2. Mis en prison, puis expulsé du pays, il s'installa à Paris à partir de 1968 où il travailla pour les éditions Calmann-Lévy. Il édita parmi d'autres auteurs Suzanne Prou, Amos Oz et Patricia Highsmith3. Il publia aussi Le Portugal bâillonné de Mario Soares, lequel allait devenir président de la République portugaise. Ami de l'écrivaine Catherine Clément, il l'encouragea à écrire La Señora, un roman historique sur la vie de dona Gracia Nassi.

Après la Révolution des œillets de 1974, Alain Oulman prit la défense d'Amália Rodrigues, lorsqu'elle fut accusée d'avoir collaboré avec l'ancien régime dictatorial.




Éclairage

Amália Rodrigues (1920-1999) est non seulement la plus grande interprète de l'histoire du fado, mais au-delà un véritable mythe de la culture populaire lusitanienne. Née dans une famille très modeste de neuf enfants, Amália n'a que 19 ans lorsqu'elle commence de se produire dans la plus célèbre des maisons de fado de Lisbonne, "Retiro da Severa". Sa façon habitée et bouleversante d'interpréter ces mélodies traditionnelles nostalgiques et sensuelles fait sensation. Frederico Valério la remarque et décide de lui composer des chansons sur mesure rompant résolument en matière d'orchestration avec les canons traditionnels du genre.

Amália s'impose très vite comme "la reine du fado", mais c'est en 1954 avec sa participation au film d'Henri Verneuil Les Amants du Tage que sa renommée devient internationale. Elle enregistre ses premiers disques, chante sur les plus grandes scènes, apparaît aux yeux du monde comme la voix du Portugal. Au début des années 60 elle rencontre le compositeur français Alain Oulman qui l'accompagne tout au long de la décennie. En 1970 elle enregistre le disque Com que Voz considéré par beaucoup comme son chef-d'oeuvre.

Suspectée au moment de la Révolution des oeillets en 1974 d'affinités avec le régime de Salazar, Amália Rodrigues connaîtra une petite traversée du désert. Mais son disque Cantigas numa Lingua Antiga qui marque son retour en 1977 est un triomphe. Véritable légende vivante, Amália Rodrigues meurt en 1999 à 79 ans. Elle est la première femme à entrer au Panthéon national de Lisbonne.

S. O.

Transcription Résumé :

Entretien avec la chanteuse de fado Amália Rodrigues. Elle chante chez elle, accompagnée par plusieurs guitaristes, et dans un cabaret.

Vidéo

05 mai 1967

ORTF (Collection: Cinq colonnes à la une )

Claude Fleouter

Ce soir, Amalia Rodrigues chante dans un grand music-hall parisien. A Lisbonne, sa ville natale, elle est l'idole des Portugais, l'incarnation du fado.

(Musique)

Amalia Rodrigues

J'avais 7 ans, 6 ans, je chantais déjà comme tous les enfants. Je chantais chez moi et dans la rue, à l'école, tout ça. Je chantais toujours. Mais j'ai commencé à chanter, comme ça, en public, à l'âge de 17 ans.

Claude Fleouter

Et vous étiez pauvre, à ce moment-là ?

Amalia Rodrigues

Très très pauvre.

Claude Fleouter

C'est-à-dire ?

Amalia Rodrigues

C'est-à-dire je n'avais rien. Je n'avais rien de rien. Alors les gens, ils me disaient toujours : « Pourquoi vous n'allez pas chanter ? », parce que je chantais très bien le fado. « Il faut aller, il faut chanter parce que comme ça, vous serez une grande artiste ». Moi, je ne croyais pas. Mais un jour, un ami à moi, il m'a emmenée dans un endroit typique de fado. J'ai chanté pour le patron. Il m'a engagée tout de suite.

Claude Fleouter

Qu'est-ce que le fado ?

Amalia Rodrigues

Le fado, c'est... c'est un sentiment. On ne peut pas expliquer le fado. On le sent. C'est comme l'amour. On est amoureux, on ne peut pas expliquer comment on est amoureux. C'est un sentiment.

Claude Fleouter

Et c'est un sentiment qui n'exprime que l'amour, le fado ?

Amalia Rodrigues

Non. Moi, je n'ai pas dit que le fado, c'est l'amour. C'est un sentiment. C'est quelque chose qui... Vous savez, le peuple, les gens qui sont pauvres... comment dire ? C'est une espèce, aussi, de complainte. Tout le monde qui souffre et ils ont envie de pleurer. C'est notre façon portugaise de nous complaindre